
Ci-dessous l’entretien
téléphonique que j’ai donné au Nouvel
Economiste dans le cadre du dossier "Ciel gris pour avions verts".
Les compagnies du
Golfe semblent prendre l’avantage sur les compagnies européennes ?
Les pays du Golfe, les Emirats,
le Qatar sont des acteurs qui n’existaient pas il y a dix ans et qui prennent
aujourd’hui toute leur place. Ils ont par exemple multiplié leur flotte par
huit en passant d’une quarantaine à trois cent vingt appareils. Concrètement,
ils ont développé des longs courriers entre Dubaï, l’Europe, la façade est nord
américaine et l’Asie, et concurrencent directement les compagnies européennes
de type Air-France-KLM, British Airways ou Lufthansa. Ils se positionnent comme
un point de transit vers l’Asie avec une étape à Dubaï, Doha ou Abu-Dhabi.
C’est une stratégie purement géographique. Ils ont gagné leur premier pari,
celui de se positionner vers l’Asie. Le second, c’est de concurrencer les
compagnies européennes sur l’Afrique, la Russie et l’Asie centrale. De plus,
ils ont massivement investi dans des infrastructures les plus modernes du
monde, et se sont équipés d’avions dernière génération produits par Airbus ou
Boeing. Cela leur permet d’offrir beaucoup de possibilités de destinations, à
bord d’avions très confortables, tout en proposant les meilleurs prix.
Emirates, Qatar Airways ou Etihad ont beaucoup d’avance sur les compagnies
européennes.
Ce positionnement
géographique est-il la seule clé de leur succès ?
Les compagnies du Golfe ont
grandement attaqué le marché européen et sont aujourd’hui limitées par le droit
du trafic et les échanges d’autorisations sur le nombre d’atterrissages. Elles
tentent de déborder ces accords pour desservir plus de villes, mais sont
freinées par le lobbying des compagnies européennes. De plus, elles se sont
lancées dans le rachat de compagnies européennes grâce à des financements
quasiment sans limite issus des revenus du pétrole. Etihad a ainsi racheté Air
Berlin (récemment Air Seychelles et l’irlandais Aer Lingus). C’est une manière
de contourner la réglementation, d’éviter l’obstacle que représente le droit du
trafic. D’un autre côté, avec près de 100 milliards de commandes à Airbus, les
compagnies des pays du Golfe peuvent faire pression sur les autorités
européennes et demandent plus de slots.
Les autorités françaises se retrouvent donc coincées entres deux forces aux
intérêts divergents, Air France et Airbus, qui défendent chacune leur marché.
Les alternatives des
compagnies européennes dans cette guerre commerciale ?
Ces nouveaux acteurs vont
continuer à se concentrer sur les longs courriers pour diversifier leur
économie. La solution pour les compagnies européennes passe par le
renouvellement de leur flotte pour offrir de vrais services à bord. C’est ce
qui devrait changer avec les commandes de l’A380, l’A350 et Dreamliner.
Pourtant, d’ici leur livraison, les compagnies du Golfe ont encore quelques
années pour les concurrencer fortement. Les Européennes vont également devoir
revoir leur politique tarifaire pour être plus compétitives. Leur grande
crainte, c’est de perdre leur clientèle d’affaires qui, contrairement à la
classe économique qui absorbe les coûts d’exploitation, permet de générer du
bénéfice. Elles doivent pour cela garder la main sur le trafic transatlantique
et également le trafic intra-européen qui n’est pas encore touché. D’ailleurs,
les compagnies comme Air-France sont prises en étau entre les compagnies
low-cost qui leur ont pris beaucoup de parts de marché sur les vols locaux, et la
concurrence des compagnies du Golfe sur les vols longs courriers. Enfin, dans
cette guerre commerciale et tarifaire, les compagnies européennes vont avoir
tendance à créer de nouvelles alliances. A l’instar d’Iberia et British
Airways, les compagnies vont chercher de nouveaux partenaires, se regrouper
pour être plus fortes, proposer plus de destinations et lisser les coûts. En
France, c’est ce qu’il s’est passé avec Air-France, KLM et Alitalia, et aux
Etats-Unis entre Delta et United Airlines. D’ailleurs, la dernière stratégie
des compagnies européennes serait de s’allier avec les compagnies du Golfe. Air
France KLM serait ainsi en discussion avec Abu Dhabi Etihad pour créer un
contre-feu à Emirates et concurrencer Lufthansa en Europe, mais rien n’est encore
signé.
En quoi l’ETS
participe-t-il de cette guerre ?
Le torchon brûle depuis longtemps
à propos de cette réglementation. Au lieu d’appliquer cette mesure au trafic
intra-européen, la commission européenne a choisi de l’imposer au marché
international et tout le monde proteste, les réactions sont très virulentes. Il
s’agit en fait d’un problème de souveraineté des Etats, d’extraterritorialité,
car cette solution mondiale va un peu à l’encontre du droit international. La
seule entité qui serait apte à proposer une solution mondiale est l’OACI, une
branche de l’ONU et non l’Union européenne. D’ailleurs, il existe déjà des
systèmes comparables, notamment en Nouvelle-Zélande et en Australie, mais cela
concerne uniquement leur marché national. L’enjeu est également géopolitique.
C’est une réelle guerre commerciale qui se joue entre les Etats-Unis, l’Europe
et l’Asie autour de cette taxe. Derrière se cache un enjeu monétaire. C’est une
façon pour l’Europe de rejoindre le dollar ou le yuan sous-évalués, et qui
pénalisent donc l’Europe dans ses exportations.
Quelle issue
envisager ?
Face à cette volonté européenne
de lutter contre le réchauffement climatique, les compagnies asiatiques
dénoncent un système de compensation qui n’apporterait aucun bénéfice à
l’environnement. La Chine menace de suspendre des commandes d’A380 et A330.
Airbus craint donc cette annulation et ne souhaite pas sacrifier 10 milliards
d’euros de commande pour une taxe qui rapporterait nettement moins. De leur
côté, les compagnies européennes ont peur de payer deux fois. En effet, les
pays asiatiques menacent, si l’Europe persiste, de créer sur leur sol des taxes
spéciales pour récupérer l’argent de l’ETS. Cela représenterait donc pour Air
France une double imposition, en Europe et en Asie. Certains craignent que
l’Europe ne sacrifie ainsi un de ses pôles d’excellence. La position
contestataire des Etats-Unis est plus hypocrite. Ils ont déjà appliqué des
principes d’extra territorialité : à la suite des attentats du 11
septembre, ils ont eux-mêmes décrété unilatéralement un ensemble de mesures
applicables au monde entier, et se plaignent aujourd’hui que l’Union européenne
fasse la même chose avec l’ETS. Le problème pour l’Europe, c’est qu’elle n’a
pas la même unité politique que les Etats-Unis. L’Allemagne commence d’ailleurs
à relativiser et à considérer que cette taxe est peut-être cher payée,
notamment dans un contexte de croissance à 1 point. C’est une thématique
sensible en temps de crise, et encore plus en période électorale pour la
France. Si la Commission perd l’Allemagne et la France, elle ne pourra faire
que machine arrière. Pour l’instant, elle tente de ne pas transiger avec
l’environnement, mais a tout de même ouvert une porte à la négociation en
annonçant que tout pays qui aura un système similaire à l’ETS sera exonéré de
prélèvements. La grande question reste de savoir ce que signifie un “programme
similaire”.
Flyintelligence pour Le Nouvel Economiste